SANTÉ – Ils ne voient pas les choses du même œil. Le projet de loi 45-13 portant sur l’exercice des professions de rééducation, de réadaptation et de réhabilitation fonctionnelle engage un bras de fer entre opticiens et ophtalmologues. Le Syndicat national des ophtalmologistes libéraux du Maroc, par la voie du Collège syndical national des médecins spécialistes privés, a adressé, hier, une lettre au chef du gouvernement. Dans celle-ci, il s’insurge contre ce projet de loi, actuellement à la deuxième Chambre du Parlement, estimant qu’il autorise “l’exercice illégal de la médecine”.
Ce qui dérange le plus ces médecins, c’est l’article 6 de ce projet de loi qui stipule que “l’opticien lunetier délivre au public des articles d’optiques destinés à corriger ou à protéger la vue”. Il prévoit également que l’opticien “réalise l’adaptation et l’ajustage desdits articles au moyen d’instruments de contrôle nécessaire”. Toutefois, cet article n’autorise pas l’opticien lunetier à délivrer un dispositif médical d’optique sans prescription médicale dans 4 cas: pour les sujets de moins de 16 ans, lorsque l’acuité visuelle est inférieure ou égale à 6/10 après correction ou encore en cas d’amétropies fortes et de presbyties en discordance avec l’âge.
Le nerf de la guerre
L’article reprend les cas cités dans le dahir du 4 octobre 1954 réglementant l’exercice de la profession d’opticien-lunetier détaillant à ce jour. “On n’est plus en 54! Les opticiens sont-ils formés à la faculté de médecine? Un patient, ce n’est pas des mesures de lunettes. Les optométristes dans les pays développés travaillent sous la tutelle de médecins”, déclare au HuffPost Maroc le Dr. Mohamed Chahbi, ophtalmologiste et vice-président de la Société marocaine des ophtalmologistes privés.
Pour les ophtalmologues, cet article doit être “purement et simplement retiré”. Ils le revendiquent haut et fort dans leur lettre mettant en garde le chef du gouvernement contre les conséquences que pourrait susciter son éventuelle approbation. “Mettre entre les mains des opticiens, sans aucune attribution médicale professionnelle, la santé du citoyen est un non sens total et une grande violation de la loi 131-13 qui établit minutieusement les règles de l’exercice médical”, fustige le syndicat. Et de prévenir du risque de se retrouver dans “une situation d’inconstitutionnalité d’une loi” ou face à “la contradiction juridique entre les deux lois”. “Il y a un conflit d’intérêt saillant dans cet article de loi qui consiste à permettre à la fois la prescription et la vente. Normalement, ils doivent uniquement vendre des lunettes et non examiner des malades, d’autant que cet examen ne doit avoir lieu dans un magasin ou dans un sous-sol”, insiste le Dr. Chahbi.
Dans leur lettre, ces spécialistes n’hésitent pas à joindre leur revendication à la responsabilité du chef du gouvernement de “protéger la santé du citoyen et préserver les règles nobles de l’exercice médical dans toutes les spécialités. Autrement dit, ce sera un dangereux précédent”, concluent-ils.
Si le projet de loi, objet du conflit, ne date pas d’hier, ce qui l’a remis sur la table du débat est la campagne “La sécurité routière dépend de la santé visuelle”, qui était prévue du 21 au 23 février sur des aires d’autoroutes. Organisée par le Syndicat professionnel national des opticiens du Maroc (SPNOM), cette campagne s’est vue retirer le parrainage du Comité national de prévention des accidents de la circulation (CNPAC), au lendemain de son lancement, lorsque le Syndicat national des ophtalmologistes libéraux du Maroc a objecté. Ce dernier a remis en question l’aspect médical de la campagne estimant qu’elle relevait plutôt du “commercial”, soulignant qu’aucun ophtalmologue n’y était présent. Un argument pris en considération par le CNPAC pour qui les règles de l’accord n’ont pas été respectées.
Une chasse aux sorcières?
“Au SPNOM, nous avons été choqués par la réaction des ophtalmologistes”, déclare au HuffPost Maroc la présidente du syndicat des opticiens Mina Ahkim. Ce “choc”, les opticiens l’ont exprimé dans un communiqué publié hier. Ils y soulignent qu’il n’ont pas enfreint la loi en respectant à la lettre ce que stipule le dahir de 1954. Et de rappeler que l’article 5 (repris dans l’article 6 du projet de loi 45-13) ne leur interdit de mesurer l’acuité visuelle que dans certains cas. “Dès que nous décelons une pathologie, nous l’adressons à l’ophtalmologue. Mais une diminution de la vision ne cache pas toujours une pathologie”, affirme Mina Ahkim.
Alors que s’est-t-il passé au juste lors de cette campagne? Le SPNOM explique que celle-ci avait été initiée par le CNPAC en coordination avec l’Association marocaine des médecins agréés à certifier l’aptitude médicale au permis de conduire (ASMAMAP) et le syndicat qu’il représente. “Mais l’absence de l’ASMAMAP n’a pas permis d’assurer des consultations médicales aux bénéficiaires. Tandis que les membres du syndicat participant à la campagne ont procédé à la prise de mesures dans les cas autorisés par la loi sans faire appel au médecin”, précise le syndicat. Et d’insister sur le fait d’avoir recommandé aux bénéficiaires de consulter un ophtalmologue.
“Nous accuser de mener une campagne publicitaire au profit d’une société n’a rien de vrai”, s’insurge le SPNOM, précisant qu’il n’a pas procédé à la distribution de lunettes ou de flyers durant cette campagne.
Les opticiens estiment faire l’objet d’une chasse aux sorcières menée par les ophtalmologistes dans le seul but de bloquer le projet de loi. “Cette attaque a eu des conséquences néfastes, car trois campagnes de sensibilisation programmées pour le 24 février à Fès, Meknès, Assilah et Marrakech ont été annulées sous prétexte d’atteinte à l’ordre public d’après le CNPAC”, s’indignent ces opticiens.
Consensus difficile
Entre les deux catégories professionnelles, le nœud se resserre. Si le Dr Chahbi estime que les opticiens doivent uniquement vendre des lunettes, Ahkim, elle, affirme que c’est une idée fausse que l’on se fait de l’opticien et accuse l’anarchie que connaît ce métier d’en être à l’origine. “Nous avons organisé le 5 février une journée débat sur l’importance d’accélérer le projet de loi et de l’amender afin de nous permettre de mieux jouer notre rôle”, insiste-t-elle.
Selon cette dernière, au Maroc, il y aurait 3.500 opticiens et seulement 1.000 ophtalmologues. “Ils sont très peu nombreux et ne peuvent répondre aux besoins des citoyens partout. Nous cherchons à travailler dans la complémentarité notamment dans les villes où il n’y a pas d’ophtalmologue, mais ils ont peur qu’on empiète sur leur terrain”, regrette-t-elle.
Pour la syndicaliste, opticienne à Nador depuis 1994, l’envoi de cette nouvelle lettre par les ophtalmologues libéraux au chef du gouvernement leur “déclare la guerre”. “Nous allons tenter de communiquer avec les ophtalmologues, pour calmer d’abord les esprits, et pour trouver, ensuite, une solution raisonnable”, espère-t-elle.